"je te quitte".
Il me lâche çà comme çà, au milieu de rien. Un air tragiquement désolé, un mouvement de lèvre qui ressemble à un sourire raté, les yeux grands ouverts, guettant ma réaction. Elle se fait attendre, cette garce de réaction. Elle est perdue au milieu de mes nerfs, entre mon cerveau, ma bouche et ma main droite serrée sur un verre d'ice tea. Ne pas lui lancer à la figure: trop théâtral... Il attend, moi aussi. Mais rien. Alors je me lève doucement et je lui souris. Il prend un air faussement choqué et çà m'amuse un peu, un amusement ahuri.
J'ai pressé le pas jusqu'à ma voiture. Je l'ai laissé là-bas comme çà, cet abruti. J'ai l'impression de faire un cauchemar où je serai actrice de sitcom : "je te quitte". Il croit que çà peut se faire en 3 mots, il croit que tout se fait en 3 mots: "je t'aime" et je suis à lui, "je te veux" et je suis dans son lit, "je te quitte" et je disparais.
Je ne veux pas disparaître! Il n'a qu'à disparaitre,lui, cet abruti. Je démarre. Je ne pleurerai pas de toute façon. La réaction est toujours en balade quelque part en moi. SI j'avais pleuré, il aurait trouvé 3 mots pour me calmer : "je suis désolé" et youpla! ABracadabra! Shazam! Tralala! j'aurais arrété. Abruti.
Je fixe la route et j'essaie de trouver ma réaction.Non, elle ne viendra pas. Elle me laisse tomber, elle aussi. Je vois accroché au rétroviseur un truc qui se balance et qui m'agace prodigieusement: un petit koala en peluche, ridicule, niais. Un cadeau de l'abruti. Ce koala me nargue avec son air trop gentil, trop doux, trop con. C'est Lui qui me regarde à travers les billes noires de la peluche. Abruti. Son amour mort s'est réincarné en peluche de fête foraine. Abruti. Je prends furieusement le koala et je tire dessus avec acharnement, il tient bon. Je l'avais attaché avec un quadruple noeud, un noeud valant ceux des marins. Alors je fouille dans la boîte à gants et j'en sors, triomphante, un couteau suisse. Ma main droite est apparemment bien décidée à réagir, elle.
Mes yeux ne quittent pas la route, je coupe le cordon du koala à l'aveugle et je le balance par la fenêtre. Paf! Sa réincarnation amoureuse est perdue sur l'autoroute. J'attends le soulagement post-vengeance... Mais rien. Bordel! Je l'aimais ce koala, je l'aimais cet abruti, alors qu'est ce qu'ils attendent tous les sentiments? Ma réaction et mon soulagement sont perdus en moi, ils prennent le temps ensemble et me laissent indifférente, seule. Du coup je balance aussi le couteau suisse par la fenêtre . Ce couteau gravé "S+F", Paf! Mon geste me fait sourire, je ne peux pas le faire payer alors je multiplierai les gestes gratuits. Je laisse la fenêtre ouverte et je respire l'air de l'autoroute. Je ne vais pas mal, mais je ne vais pas mieux. Je suis vide.
Tellement vide. Abruti qui a fait le vide en moi. Moi aussi, je veux le faire. Je ne suis pas douée pour les formules de politesse, les formules de colère, les formules magiques en 3 mots. Je perdrai contre Lui au pyramide. Mais,sans les mots, j'ai un allié, mieux qu'un bras droit, j'ai ma main droite. Elle fera le vide. Cette voiture est pleine de lui, d'objets ridicules, de CD, et même de son odeur. Elle est polluée. Alors j'attrape tout: le CD de Led Zeppelin, celui d'ACDC, de Police, d'Aqme.Paf. Ils volent tous par la fenêtre, j'accélère. C'est joli ce tourbillon de boîtes qui s'explosent sur le macadam. Je ris nerveusement, la scène est digne d'un film d'horreur: ma main ne m'appartient plus et se contente de s'aggripper aux objets pour les lancer sur l'A36. Etui à lunettes, chaussures de course, le bandeau qui retenait ses cheveux autrefois longs, sa gourmette en argent, des photos... tout y passe. Ma boîte à gants se vide, les vide-poches se vident, je n'avas pas grand chose à moi dans ma voiture et dans ma vie.
Lorsque je quitte l'autoroute, je laisse derrière moi toute la pollution sentimentale. Je me gare devant chez moi, la porte n'a même pas le temps de grincer. J'ouvre la porte-fenêtre qui donne sur le balcon. Je veux continuer, ici aussi, à tout jeter, à le jeter lui , hors de moi. C'est moi qui le quitte, c'est moi qui le fais disparaitre. Je lance quelques lettres, quelques post-its précieusement gardés, quelques cadeaux... Mais le coeur n'y est plus. Enfin. Mon coeur n'y est plus, comme le sien qui n'est plus dans le même étât qu'avant. Qu'est ce qu'il en a fait? Je m'avachis dans le canapé et je fixe le plafond. "Je te quitte" Pourquoi? Comment? Abruti, dis-moi des phrases de plus de 3 mots, dis-moi que je ne resterai pas toujours dans cet état, dans ce canapé, à fixer le plafond... Mais pourquoi est ce que je tenais autant à lui? Pour finir femme mariée, trompée, au foyer, mal-aimée,éplorée,fatiguée, engrossée, frustrée, frappée, précocement ridée...? En fin de compte je ne vais pas mieux mais je ne vais pas mal.
Il est 19h, je m'étais endormie. J'allume la télé sur la 3 pour les informations.
"L'A36 bloquée. Un carambolage a eu lieu cet après-midi sur l'A36, faisant quelques blessés et beaucoup de dégâts matériels. Il semblerait qu'un homme ait laissé tomber de sa voiture plusieurs effets personnels sur l'autoroute, ce qui a engendré des accidents en chaîne. Le nom du coupable figurant sur les objets, il a été interpellé en fin d'après-midi..."
En fin de compte, j'ai plutôt bien réagi.